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Dantrielle, royaume d’Aneira

 

 

 

Il n’y avait pas si longtemps, quelques jours selon ses calculs – bien qu’il fut difficile d’en tenir le compte entre les murs de sa cellule – Pronjed jal Drenthe était encore Premier ministre d’Aneira, le Qirsi le plus puissant de tout le royaume. Depuis l’échec de la prise du château de Dantrielle par Numar de Renbrere et la chute de la Suprématie Solkarienne que Pronjed avait longtemps servie, il n’était plus qu’un prisonnier aux robes ministérielles en loques et souillées, aux cheveux hirsutes et à la peau irritée par la sueur et les vermines. Pour un autre, ces conditions de détention eussent été une déchéance, et cette pièce sombre et isolée, une humiliation. Mais Pronjed pouvait se prévaloir d’être un sorcier puissant, un homme doté de ressources inimaginables pour les imbéciles eandi qui le surveillaient nuit et jour. Son don de Façonnage lui permettait de briser les fers de sa porte ; celui de l’illusion d’influencer la volonté des gardes de Dantrielle pour les contraindre à lui obéir sans qu’ils s’en aperçoivent ; et celui des brumes et des vents d’échapper à ses poursuivants une fois hors de la tour carcérale. Les liens de soie qui lui entravaient les poignets et les chevilles avaient beau représenter un défi – le Façonnage n’était d’aucune utilité sur le tissu –, ils ne suffiraient pas à l’arrêter. Oui, il était un homme puissant, se répéta-t-il, et il envisageait son évasion depuis le début de sa capture. Il savait d’ailleurs exactement comment gagner sa liberté. Les Eandi pouvaient en penser ce qu’ils voulaient, conclut-il, moqueur et méprisant, les murs de leur prison étaient incapables de le retenir.

Il y restait pourtant enfermé.

Il avait songé à fuir les premières nuits de sa séquestration, dans le tumulte de la fin du siège de Numar. Tebeo, duc de Dantrielle, tout affairé à débarrasser son château des cadavres de soldats qui jonchaient le sol des cours et des jardins, tout aussi occupé à établir, avec l’aide de ses alliés, la meilleure façon de procéder pour assurer la succession de la Suprématie maintenant renversée, n’y aurait vu que du feu. Mais une Qirsi, une de ses consœurs, Evanthya ja Yispar, Premier ministre de Dantrielle, avait deviné ce qu’il avait en tête. Au cours d’une bien étrange conversation qu’ils avaient eue ensemble, elle ne s’était pas seulement révélée au courant de ses plans d’évasion, elle avait aussi mis au jour son intention de rejoindre le nord pour retrouver le Tisserand en Eibithar, sur le champ de bataille près de Galdasten. Cela posé, elle lui avait ensuite affirmé qu’elle ne ferait rien pour entraver sa fuite, car son seul et unique but, lui avait-elle juré, était de le suivre afin de retrouver sa bien-aimée, Fetnalla ja Prandt, Premier ministre d’Orvinti, qui avait trahi et assassiné son duc.

Pronjed avait été tellement secoué par ces révélations qu’il n’avait plus osé mettre ses plans à exécution. Il n’avait senti aucune fourberie dans les propos d’Evanthya, son désir de revoir son amante semblait sincère. Ses doutes néanmoins subsistaient. S’il se trompait ? ne cessait-il de se demander sans avoir l’ombre d’une réponse. S’il se laissait suivre pour découvrir que la ministre l’avait mystifié dans l’unique but de mettre en œuvre le moyen qu’elle avait trouvé de contrarier les plans du Tisserand ? Un piège était peu probable, se rassurait-il toujours, mais il aurait eu tort d’écarter complètement cette éventualité.

Lors d’une de ses visites, le Tisserand lui avait ordonné de rejoindre l’armée qirsi ; Pronjed y aspirait de tout son cœur. En échange de son service pour le mouvement, il escomptait une belle récompense. Le Tisserand lui avait souvent parlé de la création d’une nouvelle noblesse qirsi, et le Premier ministre était bien décidé à s’y voir octroyer une place de choix. La nuit dernière, il avait donc résolu de s’évader, en dépit des risques que représentaient la ministre de Dantrielle. S’il doutait d’elle, il était sûr, au besoin, de pouvoir la supprimer.

Les cloches de minuit avaient sonné sur la ville, et il était toujours dans sa geôle, incapable de passer à l’acte.

La peur le retenait. Une peur tenace, aussi solide que les fers de sa porte, aussi résistante à ses pouvoirs que ses entraves de soie. Les mêmes questions le hantaient. Comment Evanthya en savait-elle autant sur lui et sur ses intentions ? Elle n’était qu’une femme. Quel danger pouvait-elle représenter, seule, face à un mouvement aussi vaste et aussi puissant que le leur ? Elle avait beau être maligne et montrer plus de courage que ne l’auraient laissé croire sa silhouette chétive et ses manières réservées, dans un combat de magie, elle n’était pas de taille à lui faire face.

Et pourtant, malgré cette certitude, plusieurs heures plus tard, alors que les premières cloches de la journée retentissaient sur les remparts, et que les premières lueurs blafardes accompagnaient le jour naissant, Pronjed était toujours dans sa prison, en proie au doute.

Il avait commis l’erreur d’irriter une fois le Tisserand – lorsque, croyant lui plaire, il avait poussé Carden III, roi d’Aneira, à se plonger un couteau dans le cœur. Il éprouvait encore la douleur qui lui avait brisé les os de la main, si aiguë qu’il avait failli perdre connaissance. Le Tisserand, qui pouvait se montrer très généreux avec son or, n’était pas plus avare de représailles quand l’occasion se présentait. Il l’avait épargné. Le souvenir de son châtiment pourtant, et avec lui la crainte de s’exposer une nouvelle fois au courroux de son chef, le retenait dans sa cellule, bien plus que n’importe quelle autre considération, paralysé par ses hésitations.

Les échos du carillon de midi mouraient sur le château quand un bruit de pas légers se fit entendre dans le couloir. Il reconnut immédiatement la voix de femme qui commandait aux gardes de lui ouvrir la porte et de quitter les lieux. Rien cependant n’aurait pu le préparer à la conversation qui l’attendait.

« Nous devons rester à nos postes, Premier ministre, entendit-il l’un des hommes lui répondre. Ce sont les ordres du duc.

— Très bien, rétorqua la même voix après un long silence. Alors ouvrez-moi.

— Tout de suite, Premier ministre. »

Il fallut un moment au geôlier pour trouver la bonne clef et l’introduire dans la serrure. La porte s’ouvrit et Evanthya, comme Pronjed s’y attendait, pénétra dans la cellule.

« L’un d’entre nous devrait rester avec vous, Premier ministre.

— Inutile. J’ai une dague, fit-elle en fermant derrière elle avec résolution. Je vous appellerai quand j’aurai terminé. »

Elle se tourna alors vers Pronjed, les joues rouges et le visage sévère. Ses yeux brillaient d’un jaune aussi éclatant que les fleurs du jardin, et ses fins cheveux blancs glissaient librement sur ses épaules. Pronjed savait que le cœur de cette séduisante personne était pris, et par une femme, mais il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine attirance.

« Vous êtes consciente, bien sûr, que votre arme ne vous sera d’aucune utilité, fit-il sans prendre la peine de se lever. Ces liens ne sont pas là pour rien, ajouta-t-il en lui présentant ses poignets.

— Je le sais, Premier ministre. D’autant plus que c’est à moi que vous les devez plutôt que des menottes. »

Elle avança d’un pas.

« Nous savons tous les deux que je n’aurai pas besoin de cette arme. Vous n’avez aucun intérêt à me faire le moindre mal.

— Comment en êtes-vous si sûre ? »

Elle jeta un rapide coup d’œil vers la porte avant de revenir sur lui.

« Parce que, murmura-t-elle, si vous essayez de me blesser, vous serez exécuté, ou jeté au cachot. Étant donné que vous n’êtes pas prêt à mourir, et que vous n’avez aucune envie de compliquer votre évasion, vous ne me ferez aucun mal. »

Les yeux de Pronjed, effrayé, papillonnèrent vers la porte. Aucun des gardes ne semblait les écouter.

« Je ne vois pas de quoi vous parlez.

— Arrêtez vos simagrées ! Vous le savez très bien au contraire. Et je veux comprendre pourquoi vous n’avez rien tenté.

— Pardon ?

— Pourquoi n’avez-vous pas essayé de vous évader ?

— Parce que je n’en ai jamais eu l’intention.

— Vous mentez.

— Vous semblez bien sûre de vous, Premier ministre, et pourtant, comme vous pouvez le constater, je n’ai rien fait pour gagner ma liberté. Ne se pourrait-il, dans vôtre hâte à retrouver Fetnalla, que vous imaginiez des traîtres là où il n’y en a pas ?

— Non », répliqua-t-elle vivement sans parvenir toutefois à dissimuler tout à fait son hésitation.

Pronjed poussa son avantage pour la déstabiliser un peu plus.

« J’imagine votre désarroi à l’annonce de l’assassinat de Lord Orvinti, Premier ministre. La culpabilité évidente de Fetnalla a dû être un choc terrible.

— Taisez-vous !

— Elle l’a tué, insista-t-il. Pour autant, cette culpabilité ne fait pas de moi un traître. Cela vous rassurerait, je le comprends, mais il ne s’agit pas seulement…

— Je vous ai dit de la boucler ! »

Un mouvement de robe et un éclat de métal plus tard, Pronjed se vit brutalement plaqué contre le mur. La tête de la ministre, aussi têtue qu’un bélier, bloquait son torse, et la pointe de sa dague était appuyée contre sa gorge.

Pronjed se retint de briser sa lame. Elle avait trop besoin de lui pour le tuer, se rassura-t-il, et elle ne pouvait le blesser sans s’attirer la suspicion de son duc. Mais il tremblait, et le frémissement de l’arme était glacial contre sa peau.

« Premier ministre ? s’enquit un garde inquiet depuis la porte.

— Laissez-nous ! » s’écria-t-elle.

Par l’imposte grillagée, Pronjed vit l’homme l’observer un instant, rictus aux lèvres, avant de s’en aller.

« Pourquoi ne pas briser ma lame, Premier ministre ? reprit-elle à voix basse en s’écartant. Peut-être allez-vous essayer de me faire croire que vous n’êtes pas Façonneur ?

— Tout cela est complètement stupide, Evanthya. Comme vous l’avez très clairement souligné, je ne peux pas plus vous blesser que vous ne pouvez risquer de vous en prendre à moi. Vous êtes convaincue que je peux vous conduire à Fetnalla. Soit. Baissez votre arme, et discutons courtoisement de tout ceci. »

Evanthya le foudroya du regard sans bouger d’un pouce puis elle finit par s’écarter tout à fait, et rengaina lentement son couteau.

« Très bien, admit-elle. Dites-moi pourquoi vous êtes toujours ici, ou bien je vais de ce pas demander au duc qu’on vous jette au cachot.

— Encore une menace. Or vous avez besoin de moi, ou vous en êtes convaincue.

— Vous n’êtes que le prétexte qui m’est nécessaire pour me lancer à la poursuite de Fetnalla, Premier ministre, rien d’autre. Si longtemps après le meurtre de Brall, Tebeo refusera de me laisser partir. Mais si vous vous évadez, je peux le persuader de m’envoyer à vos trousses. Il n’a pas assez d’hommes, je serai son seul recours.

— Comme je viens de l’expliquer…

— Si vous ne me dites pas ce que je veux savoir, je vous fais jeter aux oubliettes, et je quitterai Dantrielle sans autorisation. Je suis prête à renoncer à mon titre et à mon rang dans cette cour. Je vous le répète, la seule chose que je veux, c’est retrouver Fetnalla. Je me moque bien du reste, et très certainement de vous. »

Un homme plus courageux l’aurait poussée à abandonner sa position à la cour de Tebeo, ou à prouver que ses chantages n’étaient que de l’esbroufe. Mais la menace des oubliettes sapait toute son envie de la mettre à l’épreuve.

« Je n’ai fait aucune tentative, répondit-il enfin, parce qu’entre votre prétendu désir de la retrouver et la possibilité d’un piège, je suis incapable de trancher. »

Cet aveu prit Evanthya au dépourvu. Complètement déconcertée, la ministre ouvrit la bouche, puis la ferma. Pronjed aurait éclaté de rire s’il n’avait pas frémi de terreur. Car, en une phrase, il venait de lui confirmer tous les soupçons qu’elle nourrissait à son égard.

« Est-ce vrai ? demanda-t-elle dans un souffle à peine audible.

— Oui. »

Elle étouffa un juron et, fermant les paupières, se passa une main fébrile dans les cheveux.

« Nous avons perdu un temps précieux. Qui peut savoir où elle se trouve maintenant ?

— Il ne sert peut-être plus à grand-chose de me suivre, tenta Pronjed.

— Je n’ai pas dit que j’étais prête à renoncer.

— Et je n’ai pas dit que j’étais prêt à me laisser filer. »

Devant sa réaction, Pronjed leva la main.

« Je sais, vous n’avez pas besoin de ma permission. Je ne peux pas vous empêcher de me suivre, mais j’essaierai. Je serai stupide de ne pas le faire. »

Elle réfléchit quelques instants, et opina.

« Alors quand ?

— Cette nuit, murmura Pronjed en maudissant sa bêtise. Je le jure, ajouta-t-il devant son air dubitatif. Je ne peux pas me permettre d’attendre plus longtemps. »

Elle désigna la porte.

« Ne blessez pas les hommes. Vous possédez la magie de l’illusion, servez-vous-en. »

Il aurait dû nier mais, encore une fois, la certitude dont elle faisait preuve l’ébranlait.

« Je ne peux rien vous promettre. Je ferai tout ce qu’il faut pour m’échapper. Si vous souhaitez épargner ces hommes, faites ôter ces liens. Je peux briser des menottes de fer, mais de la soie… »

Il haussa les épaules en signe d’impuissance.

« Vos pouvoirs…

— Je ne peux pas contrôler deux esprits à la fois. D’une manière ou d’une autre, le deuxième garde devra être neutralisé. Tout dépend donc de vous, Premier ministre. Si vous vous inquiétez vraiment pour la sécurité des hommes de Dantrielle, il faut m’aider. »

Evanthya, le regard planté dans celui de Pronjed, resta silencieuse un moment. Puis elle se redressa et s’éloigna vers la porte d’un pas décidé,.

« Gardes ! » cria-t-elle.

Le premier surgit immédiatement, lui ouvrit et la laissa passer. Une seconde plus tard, la porte se refermait sur Pronjed, et la clef tournait dans la serrure avec un grincement sinistre.

« Surveillez-le avec attention, déclara-t-elle d’une voix ferme aux hommes de Tebeo. Je ne serai pas étonnée qu’il essaie de s’échapper. »

Pronjed fixait la porte, complètement stupéfait. Autour de ses poignets et de ses chevilles, jamais la soie ne lui avait parue si serrée.

 

Evanthya descendit les escaliers de la tour carcérale en tremblant. Cette nuit, avait-il dit.

Entre le Premier ministre d’Aneira, le Tisserand, les gardes du château, son duc et sa réaction s’il apprenait ce qu’elle projetait, elle n’aurait jamais cru avoir autant de sujets d’inquiétude à la fois. Et à ces craintes s’ajoutait la peur que lui inspiraient ses retrouvailles avec Fetnalla. Elle ne doutait plus que sa bien-aimée eût trahi le royaume et assassiné son duc, Brall d’Orvinti. Elle ne se faisait plus davantage d’illusions sur ses capacités à détourner Fetnalla du sinistre chemin qu’elle avait choisi d’emprunter. Mais elle devait essayer. Coûte que coûte. Pour elles deux.

Les soldats qui gardaient la cellule de Pronjed l’avaient considérée d’un drôle d’œil lorsqu’elle était sortie. Une preuve supplémentaire, songea-t-elle avec amertume, de la profondeur de la suspicion qui entourait toujours les Qirsi au royaume d’Aneira. Tous les hommes du château de Dantrielle savaient pourtant comment elle s’était battue contre les soldats de Solkara et de Rassor pour repousser le siège. Ils l’avaient vue, dos à dos avec leur duc, risquer sa vie pour défendre celle de Tebeo. Les brumes et les vents qu’elle avait levés pour les protéger des archers ennemis, quand les envahisseurs de Numar avaient brièvement pris le contrôle des remparts, ne leur avaient pas non plus échappé. Après cela, personne ne pouvait mettre en doute sa fidélité à Tebeo et à sa maison.

C’était du moins ce qu’elle avait cru. Mais certains ne se privaient pas de la considérer encore avec mépris, et ceux-là, se dit-elle, attribueraient de noirs desseins à sa conversation menée à voix basse avec Pronjed. Auraient-ils tort ? N’avait-elle pas comploté pour faciliter l’évasion du traître, au mépris même de ses soupçons sur sa responsabilité dans la mort du roi d’Aneira ? Elle avait payé de son or les services d’un tueur à gages pour faire assassiner un conjuré qirsi à Mertesse. Cela ne la posait-il pas en ennemie affirmée de la conspiration ? Qu’elle aimât une traîtresse, et voulût désespérément la revoir désavouait-il tout ce qu’elle avait entrepris jusque-là ?

Elle traversa la cour haute, hantée par ces questions et ne vit les soldats qui avançaient vers elle qu’au moment où elle faillit les heurter.

« Pardonnez-moi, fit-elle nerveuse et légèrement étourdie. Je ne vous avais pas vus.

— Nous vous cherchions, Premier ministre.

— Moi ?

— Oui, le duc veut vous parler. »

La ministre leva les yeux vers la fenêtre de la chambre ducale pour s’apercevoir que le duc, son visage rond éclairé par le soleil, l’observait.

Elle opina.

« Allons-y », fit-elle péniblement.

Les deux hommes l’encadrèrent, et ils se dirigèrent en silence vers la tour la plus proche, d’où l’on pouvait rejoindre le bureau de Tebeo. L’un des gardes frappa et, sur l’invitation du duc, ouvrit la porte avant de s’effacer pour laisser entrer Evanthya. Elle salua les deux hommes, s’efforçant de leur sourire, et pénétra dans la pièce. Aucun des soldats ne la suivit. La porte se referma sur elle.

Tebeo, le dos tourné, était toujours à la fenêtre.

« Je vous en prie, Premier ministre, asseyez-vous. »

Evanthya s’installa dans son siège habituel, près de la table de travail de son duc. Son cœur battait si fort qu’elle s’étonnait que Tebeo ne réagît pas.

— Voulez-vous du thé ?

— Non merci, monseigneur.

— Peut-être un peu de vin ? »

Elle sourit malgré son appréhension.

« C’est très aimable à vous, monseigneur, mais ça ira.

— En êtes-vous sûre ? » l’interrogea-t-il en se tournant subitement vers elle.

Evanthya frémit.

« Que voulez-vous dire ?

— La force dont vous faites preuve depuis la fin du siège m’impressionne. Vous avez fait tout ce que je vous ai demandé ; comme d’habitude, votre service à l’égard de la maison de Dantrielle est exemplaire.

— Merci, monseigneur.

— Je ne peux qu’imaginer combien tout cela vous pèse. »

Elle se sentit rougir, et détourna les yeux. Elle n’avait aucune raison de nier cette assertion.

« Certes, monseigneur.

— Pour être honnête, je suis surpris que vous soyez toujours là. »

Evanthya le dévisagea avec stupeur.

« Je crois savoir combien vous l’aimez, je sais aussi combien vous haïssez la conspiration. Vous avez pris de grands risques pour frapper ses chefs. »

Evanthya lui avait raconté comment elles avaient recruté un assassin pour tuer Shurik jal Marcine. Bien qu’il n’eût pas approuvé, Tebeo ne l’avait pas punie. Il aurait eu toutes les raisons, et tous les droits.

« À votre place, poursuivit-il, je serais déjà parti à sa recherche. Que vous ne l’ayez pas fait dit votre dévouement à mon égard et à celui de ma maison.

— Vous m’honorez, monseigneur, parvint-elle à articuler.

— Je suis sincère, Evanthya, c’est tout. Et j’en attends de même de votre part.

— Monseigneur ? »

Il vint s’asseoir à ses côtés, le visage empreint de compassion.

« Que faisiez-vous à l’instant dans la tour carcérale ? demanda-t-il d’un ton si doux que la jeune femme sentit son cœur se serrer. »

Elle voulu répondre, mais elle se mit à pleurer.

« Il ne s’y trouve que deux hommes, poursuivit son duc. Numar et le Premier ministre. Je ne pense pas que vous avez grand-chose à dire au régent, il reste donc Pronjed. »

Devant son silence, il soupira profondément.

« Après toutes les épreuves que nous venons de traverser, je ne mettrai jamais votre loyauté en doute, Evanthya. J’espère que vous le savez. »

La jeune femme, le visage ruisselant de larmes, ne put qu’opiner.

« J’ai néanmoins besoin de savoir de quoi vous avez parlé. Quelle que soit ma confiance en vous, je redoute cet homme. Vous m’avez dit vous-même ce dont il est capable. Si mon château est en péril…

— Tel n’est pas le cas, monseigneur. »

Au même instant, elle se souvint des derniers mots de Pronjed et des risques que son évasion faisait courir aux gardes de Tebeo, et elle regretta de lui avoir offert même cette mince assurance.

« En êtes-vous sûre ? »

Elle baissa les yeux.

« Non, monseigneur.

— Il faut me parler, Evanthya, vous le savez. »

Une centaine d’objections lui venaient à l’esprit, toutes des mensonges. Qu’est-ce qui la différencierait de Fetnalla si elle en avançait ne serait-ce qu’une seule ?

« Il a l’intention de s’évader, monseigneur.

— S’évader ! Comment ?

— Il possède le don de l’illusion, celui des brumes et des vents, et celui du Façonnage. C’est un sorcier puissant. Cela ne devrait pas être trop difficile.

— Alors pourquoi ne l’a-t-il pas déjà fait ?

— Parce qu’il y a plusieurs jours, je l’ai informé de mon intention de le suivre, et il avait peur que je l’entraîne dans un piège. »

Le duc ne manifesta aucun étonnement. Son expression demeura égale, à l’exception d’un bref clignement des paupières.

« En d’autres termes, vous aviez l’intention de le laisser filer, bien que cette évasion soit de nature à renforcer la conspiration.

— Il peut me conduire jusqu’à elle, monseigneur.

— C’est un motif difficilement acceptable.

— Nous échangerions un traître contre un autre. Pronjed les ralliera peut-être, mais pas Fetnalla. »

Il dressa les sourcils.

« Vous pensez pouvoir la détourner des renégats ?

— Je dois essayer. Si je n’y arrive pas, je trouverai le moyen de l’empêcher de les rejoindre. Dans tous les cas, elle ne se battra pas aux côtés du Tisserand.

— Je n’aime pas vous le rappeler, Evanthya », objecta le duc, le front soucieux, « mais Fetnalla est dangereuse, elle aussi. Elle a employé sa magie pour tuer Brall, et vos pouvoirs, vous me l’avez souvent dit, ne sont pas ceux d’un guerrier. Vous l’aimez toujours, mais elle est passée à l’ennemi. Vous pourriez ne pas réussir à la vaincre.

— Je ne suis pas sans ressources, monseigneur, se défendit Evanthya. Elle peut être puissante, mais moi aussi. À ma façon. »

La ministre fut surprise par sa propre combativité. L’orgueil avait toujours été la prérogative de Fetnalla.

« Vous n’avez pas besoin de me convaincre de votre force, sourit Tebeo avec indulgence. Je vous ai vue vous battre pour ce château. J’ai combattu dos à dos avec vous, et je n’ai jamais craint de prendre un coup par-derrière.

— Merci, monseigneur.

— Mais j’ai peur de vous perdre, ajouta-t-il sombrement. Parce que j’apprécie la valeur de vos conseils, et parce que je vous considère aussi comme une amie.

— Alors réfléchissez en ami, et non en duc, osa-t-elle avec fougue. Pensez-vous sincèrement que je puisse rester là, à ne rien faire, pendant qu’elle se bat aux côtés du Tisserand ? Après ce qu’elle a fait, ce que nous avons partagé, comment pourrais-je ne pas me lancer à sa recherche ?

— Ce qui s’est passé n’est pas de votre faute, Evanthya. Vous ne pouviez pas savoir…

— J’aurais dû ! Personne ne la connaît aussi bien que moi. Son comportement était si étrange la dernière fois que nous nous sommes vues. »

Elle essuya vivement une larme sur sa joue.

« J’aurais dû comprendre.

— Vous êtes trop dure avec vous-même.

— La personne que j’aime le plus au monde s’est révélée être une traîtresse et une meurtrière. Comment pourrais-je ne pas m’en vouloir ? »

Son amertume fit grimacer le duc.

« Je sais ce que vous allez dire, poursuivit-elle. Personne ne peut savoir ; la duchesse ne ferait jamais une chose pareille, et vous aurez raison. Mais j’aurais dû écouter mes doutes, j’aurais dû lui parler. »

Le duc se leva et retourna vers la fenêtre ouverte.

« Je ne peux qu’imaginer ce que vous traversez, fit-il les yeux perdus sur les cours du château. »

Il resta longtemps silencieux, au point qu’Evanthya se demanda s’il attendait qu’elle parle. Il se tourna enfin vers elle.

« S’il ne s’agissait que de vous laisser partir, je le ferais volontiers et en dépit de mes craintes pour votre sécurité. Mais vous souhaitez laisser Pronjed s’évader. Je ne peux l’accepter. Nous le soupçonnons de nombreux crimes contre le royaume, et il demeure une menace pour chacun d’entre nous.

— Je ne peux pas la retrouver toute seule, monseigneur.

— Je suis désolé.

— Il s’enfuira, que je le suive ou non ! La seule différence est le nombre de blessés et de morts qu’il laissera sur son chemin !

— Vous ne me croyez pas capable de le retenir ?

— S’il est résolu à gagner sa liberté, non. »

Tebeo lâcha un rire amer.

« Evanthya, je suis à la tête d’une armée entière. Il est peut-être puissant, mais il est seul.

— Alors pourquoi est-ce si important de le garder ici ? »

Le duc hésita, et secoua la tête avec un sourire désabusé.

« Ne jouez pas avec moi.

— Il ne s’agit pas d’un jeu, monseigneur. Il peut me conduire à Fetnalla, et elle peut me conduire à la conspiration. Nous avons tout intérêt à le laisser s’enfuir. Si je retrouve Fetnalla, si je peux la détourner du chemin sur lequel elle s’est engagée, peut-être pourrons-nous ensemble porter un coup aux renégats. N’est-ce pas une chose à tenter ?

— Oui, si elle pouvait aboutir. Mais je n’y crois pas. Je suis désolé, Evanthya. Fetnalla est allée beaucoup trop loin pour faire demi-tour. Et vous me l’avez dit vous-même, Pronjed est une menace sérieuse pour nous tous. Je ne peux pas le laisser s’évader, et je prendrai tout ce que vous tenteriez pour l’aider comme une… offense très grave. »

Elle était sûre qu’un « acte de trahison » était l’expression qu’il avait eue en tête. Qu’il ne l’eût pas employée montrait toute l’affection qu’il lui portait.

Le duc se dirigea vers la porte, l’ouvrit et appela un garde.

« Faites venir immédiatement le capitaine, fit-il.

— Qu’allez-vous faire, monseigneur ? l’interrogea Evanthya alors qu’il refermait la porte.

— Doubler la garde devant sa cellule, et placer des soldats supplémentaires dans tous les couloirs d’accès à la tour carcérale.

— Vous ne ferez qu’exposer davantage de vies, monseigneur. Un Façonneur peut briser des os d’une seule pensée. Un Qirsi doué du don de l’illusion peut obliger n’importe qui à agir selon son bon vouloir – nous soupçonnons Pronjed d’avoir contraint le roi à se tuer.

— Alors que puis-je faire ?

— C’est précisément ce que j’essaie de vous dire. Je ne suis pas sûre que vous puissiez entreprendre quoi que ce soit sans mettre d’autres vies en danger. En l’occurrence, s’il a décidé de s’évader, votre armée entière serait impuissante à l’empêcher. À l’extérieur, avec une centaine d’archers, vous pourriez peut-être l’arrêter, bien que sa magie des brumes et des vents rendît l’exercice difficile. Mais dans la tour, les couloirs sont étroits, seuls quelques hommes peuvent lui faire face à la fois. Et il peut les tuer tous.

— Quatre hommes plutôt que deux lui rendront tout de même la tâche plus difficile.

— À peine, monseigneur, et au final, vous aurez quatre bûchers à préparer au lieu de deux. »

Tebeo se passa une main désespérée sur le visage.

« Comment se battre contre un ennemi pareil ? »

Une question que les seigneurs eandi se posaient sans aucun doute sur toutes les Terres du Devant.

« Comme on affronte n’importe quel adversaire rusé et puissant : en forgeant des alliances, en recourant à des tactiques auxquelles vous n’auriez jamais songé, et en choisissant soigneusement vos combats.

— Que suggérez-vous ? lui demanda-t-il avec un regard acéré.

— Vous le savez, monseigneur. Laissez-le s’évader. Renvoyez un des gardes en poste dans le couloir.

— Quoi ? !

— S’il n’y en a qu’un, Pronjed emploiera sa magie de l’illusion. Il pourra s’enfuir sans blesser quiconque. Cela ne dépend que de nous.

— Avez-vous parlé aussi de cela avec lui ?

— Oui, monseigneur, reconnut Evanthya en rougissant. Pardonnez-moi, j’étais…

— Aucune importance. L’époque est insensée. Mon fidèle ministre complote avec un Qirsi renégat dans le but d’organiser son évasion sans blesser aucun Eandi. D’une certaine manière, cette situation ne manque pas d’humour.

— Un humour assez noir, monseigneur. Vous savez combien je déteste cet homme. Je n’agis que pour Fetnalla, et dans l’espoir d’aider ceux qui combattent la conspiration.

— Vous êtes bien la seule, soupira le duc après un long silence.

— Que voulez-vous dire ?

— Au moment même où nous parlons, des hommes de Mertesse et de Solkara sont en marche pour affronter les Eibithariens. Je doute qu’ils unissent leur force avec celle de leur ennemi pour combattre le Tisserand et ses rebelles. Même si nous avions un roi pour nous guider, je ne suis pas sûr que nous aurions les moyens de lever une armée et de l’envoyer à temps pour affronter la conspiration. Que nous le devions à notre propre aveuglement, ou aux machinations des traîtres, Aneira est bel et bien hors de combat. Vous êtes sans doute la seule à pouvoir agir. »

Evanthya n’en croyait pas ses oreilles.

« Cela signifie-t-il que vous m’autorisez à partir, monseigneur ?

— Je suis certainement devenu fou, murmura-t-il avec un soupir.

— Monseigneur ?

— Je ne ferai rien pour vous arrêter. »

Elle sentit son cœur palpiter d’impatience, de peur, et d’un regain de combativité.

« Et le Premier ministre ?

— Vous êtes bien sûre qu’il ne s’attaquera pas à un homme seul ?

— Il n’a aucune raison de le blesser.

— Sauf sa haine des Eandi. »

D’un hochement de tête impuissant, elle lui concéda ce point.

Un coup frappé à la porte l’empêcha de formuler sa réponse. Tebeo l’observa un instant avant d’inviter le visiteur à entrer. La porte s’ouvrit, et Gabrys DinTavo, le capitaine des armées de Dantrielle, pénétra dans la pièce.

Apercevant Evanthya, il hésita puis la salua brièvement avant de se tourner vers son duc.

« Vous m’avez fait appeler, monseigneur ?

— Oui, capitaine. »

Le duc regagna sa table de travail et s’assit, le visage pâle.

« Combien d’hommes stationnent actuellement dans la tour carcérale ?

— Quatre, monseigneur, répondit Gabrys non sans jeter un rapide coup d’oeil à Evanthya. Deux devant chacune des portes des cellules du régent et de son ministre. Plus ceux au pied de la tour et dans les couloirs qui y conduisent. Seize hommes au total, monseigneur.

— C’est beaucoup.

— Ce le serait pour des prisonniers ordinaires, monseigneur, mais ceux-là sont loin de l’être. Nous les soupçonnons, l’un ou l’autre, ou tous les deux, de vouloir s’évader.

— Ne serait-il pas plus judicieux d’affecter ces hommes à la réparation des remparts et des chemins de ronde ? Le travail traîne. »

Gabrys porta un nouveau regard soupçonneux sur Evanthya.

« Il vaudrait peut-être mieux le mettre au courant, suggéra la ministre.

— Comme vous voulez, accorda Tebeo.

— Au courant de quoi, monseigneur ?

— Nous avons l’intention de laisser le ministre s’évader. Réduisez la garde à un seul homme, et libérez entièrement le couloir sud jusqu’à la cour. »

À son crédit, Gabrys n’offrit aucune autre réaction que de l’étonnement.

« Puis-je vous demander la raison de cette décision, monseigneur ?

— J’en suis responsable, capitaine, intervint Evanthya. L’objectif est de me permettre de le suivre. Dès qu’il sera hors de nos murs, Pronjed peut me conduire… aux chefs de la conspiration. »

Avant d’être promu capitaine des armées, se souvint la jeune femme, à l’instar de tout guerrier eandi envers les Qirsi, Gabrys avait semblé nourrir une grande méfiance à son égard. Lorsque Tebeo l’avait nommé, en remplacement de Bausef DarLesta mort au cours du siège, le nouveau capitaine, reconnaissant la confiance que son duc plaçait en elle, avait mis ses soupçons à l’écart. Et Gabrys, plus que n’importe qui, avait vu sa détermination à sauver le château de Dantrielle. Elle sentait qu’il ne doutait plus de sa loyauté. Elle n’était pourtant pas prête à lui confier qu’elle espérait aussi retrouver Fetnalla, ancien Premier ministre de Brall, meurtrière de son duc, rebelle en fuite, et qui restait malgré tout celle qu’elle aimait. Il n’eût pas mieux accueilli ce dernier argument.

« Avec tout le respect que je vous dois, Premier ministre, ce plan est insensé. Une fois libre, qu’est-ce qui empêchera le ministre de vous tuer ? Et qui nous dit qu’il ne fera pas du même coup évader le régent, et raviver ainsi la menace de Solkara sur le château ?

— Il n’a aucun intérêt à faire évader le régent, capitaine. Il n’a qu’un objectif : rejoindre ses camarades renégats au nord d’Eibithar. Quant à ma sécurité… »

Elle détourna les yeux.

« C’est mon problème.

— Monseigneur…

— Je sais, Gabrys. J’ai usé des mêmes arguments. Evanthya m’a convaincu que nous risquions bien plus à le garder. Il est décidé à s’évader et, compte tenu de ses pouvoirs, nous aurons le plus grand mal à l’en empêcher.

— Alors jetons-le aux oubliettes. »

À sa plus vive horreur, Evanthya vit le duc considérer cette option.

« Non, je vous en prie, plaida-t-elle en maudissant l’émotion qui provoquait un nouvel accès de larmes. Il faut comprendre, capitaine. J’ai besoin de cet homme. Personne d’autre ne peut m’aider à la retrouver. »

Cet aveu n’avait pas franchi ses lèvres qu’elle le regrettait déjà.

« La ? interrogea le capitaine en la dévisageant.

— Oui, fit le duc d’une voix tranquille. Elle parle du Premier ministre de Lord Orvinti. Elle pense qu’elle est aussi capable de nous mener à la conspiration.

— Je vous le répète, monseigneur, ce plan est fou. Je ne peux pas vous conseiller de vous y engager.

— Je le sais. Je partage vos inquiétudes, Gabrys, mais je vais quand même accéder à la requête d’Evanthya. »

Gabrys était un soldat. Evanthya admira sa discipline. Alors qu’il aurait eu mille arguments pour protester, il se contenta d’opiner. Sans même regarder la ministre, il demanda : « Y a-t-il autre chose, monseigneur ?

— Non, capitaine, je vous remercie. Occupez-vous de lever la garde.

— À vos ordres, monseigneur. »

Il partit et ferma la porte, laissant Evanthya et le duc face à face, peut-être pour la dernière fois.

« Vous êtes sûre de votre décision ? demanda Tebeo.

— Oui, monseigneur », fit-elle avec résolution malgré les tremblements qui l’agitaient.

Tebeo quitta son bureau et s’approcha d’elle. Il l’obligea à se lever, et la serra entre ses bras.

« Vous m’avez servi plus fidèlement qu’aucun ministre n’a jamais servi son duc, murmura-t-il. Et vous avez défendu cette maison aussi bravement que tous les soldats qui aient jamais arboré ses couleurs. Peu m’importe quand vous reviendrez, vous resterez toujours ministre de Dantrielle. De mon vivant, nul autre que vous ne portera ce titre. J’en fais le serment. »

L’émotion empêchait Evanthya de répondre et, après quelques instants, Tebeo s’écarta sans pour autant lui lâcher les mains.

« Avez-vous besoin de quoi que ce soit ? »

Elle fit non de la tête.

« De l’or ?

— J’en ai un peu, monseigneur.

— Il vous en faudra plus. »

Il la laissa, et retourna à son bureau dont il ouvrit l’un des tiroirs pour en extraire une bourse qui tinta discrètement. Il revint vers elle, dénoua les cordons et commença à compter les pièces. Il s’arrêta brusquement, et lui tendit la petite poche de cuir.

« Prenez tout. Ce n’est pas grand-chose. Cinquante qinde tout au plus. Mais ils devraient vous servir.

— Merci, monseigneur.

— Prenez aussi des provisions à la cuisine. »

Cette fois, Evanthya refusa.

« Personne ne doit être au courant mon départ.

— Oh… oui, bien sûr. »

Ils restèrent silencieux, les yeux dans les yeux. Puis, tandis que le duc semblait chercher que dire, Evanthya, le visage baigné de larmes, s’avança d’un pas, l’embrassa sur la joue et s’enfuit de la pièce en courant.

 

Peu de temps après les cloches de midi, le Premier ministre d’Aneira perçut une agitation dans le couloir de sa cellule. Espérant qu’on venait remplacer ses liens de soie par des menottes, il tendit l’oreille. Ses gardes s’entretenaient à voix basse avec leur visiteur et, malgré tous ses efforts, il fut incapable de saisir le moindre mot. La conversation s’arrêta net, et le calme revint sans que quiconque lui eût rendu visite.

Les mêmes doutes aussitôt l’assaillirent. La ministre l’avait-elle trahi ? Ne l’avait-elle poussé à se confesser que pour mieux avertir son duc du danger ? Il ne la pensait pas capable d’une telle duplicité, mais il n’était plus sûr de rien.

Sauf de sa mort s’il ne rejoignait pas le Tisserand au plus vite. Qu’elle le prenne dans les cachots de Dantrielle ou bien dans son sommeil, il savait, avec la certitude d’un condamné, que faire défaut à son chef signerait sa fin. Aussi résolut-il de mettre son évasion en œuvre la nuit même.

Cette décision ne l’apaisa en rien, et ses appréhensions grandirent à mesure que le jour progressait, marqué par les cloches du prieuré puis celles du crépuscule. Ses dons étaient puissants, se répétait-il en proie aux pires angoisses, mais si Evanthya l’avait trompé, ils pourraient bien ne pas lui suffire.

Alors que la nuit tombait sur la cité et le château de Dantrielle, obscurcissant l’étroite fenêtre de sa cellule, il entendit un nouveau bruit dans le couloir. Quelques instants plus tard, un garde ouvrait sa porte et pénétrait dans la pièce, chargé de son repas. Il le déposa à côté de Pronjed et se redressa.

Avant que l’homme ne s’éloigne, le ministre s’infiltra dans ses pensées. Immédiatement, le visage du soldat s’affaissa.

« Où est votre camarade ? murmura Pronjed.

— Il n’est pas là, répondit l’homme d’une voix étale. Je suis seul.

— Comment ? s’étonna le ministre.

— Je suis seul.

— Depuis quand ?

— Cette après-midi. Le duc nous a dit que vous étiez inoffensif et qu’un garde suffisait à votre surveillance. »

Pronjed, craignant que le soldat n’eût trouvé le moyen de se soustraire à son don de l’illusion, l’observa attentivement. Juste avant son départ de Solkara, alors que Numar préparait le siège de Dantrielle, Pronjed n’avait réussi à influencer ni le régent, ni Henthas, son frère, pour obtenir les informations qu’il souhaitait. Il avait supposé que les deux hommes, mis en garde, s’étaient protégés de son pouvoir. Mais si son don était tout simplement défaillant ?

« Frappez-vous la tête contre le mur », ordonna-t-il à son garde en s’appuyant sur sa magie.

L’homme se dirigea vers le mur et se cogna résolument le front contre la pierre. Pronjed, rassuré, sourit.

« Quels autres ordres vous a transmis le duc ?

— De cesser la surveillance de certains couloirs menant à la tour.

— Lesquels ?

— Je ne sais pas. »

Pronjed poussa l’intrusion jusqu’à ce que l’homme porte une main à sa tempe avec un gémissement douloureux.

« Je ne sais pas », geignit-il.

Cette information lui eût été utile, mais Pronjed pouvait difficilement se plaindre. Evanthya avait agi au-delà de ses espérances. À lui de remplir sa part du contrat.

« Détachez-moi les poignets », ordonna-t-il au soldat.

L’homme obtempéra sans broncher, et Pronjed défit les liens de ses chevilles.

« Où se trouve la poterne la plus proche ? » interrogea-t-il ensuite.

Les indications du soldat étaient un peu confuses, Pronjed dut lui demander de répéter plusieurs détails, mais le château de Dantrielle était assez semblable à celui de Solkara, qu’il connaissait très bien, et il parvint à situer la porte dérobée.

« Donnez-moi votre épée et votre dague. »

Le soldat lui tendit ses armes avec une telle docilité que le ministre eut du mal à ne pas éclater de rire.

« Les valeureux guerriers eandi, railla-t-il en couvrant l’homme de son mépris. Notre Tisserand n’a rien à craindre de vous ! »

L’homme, sans défense, la mâchoire relâchée, demeura impassible. Pronjed l’aurait volontiers passé au fil de l’épée, histoire de donner matière à réflexion à Tebeo et ses nobles amis, mais il avait passé un marché tacite avec Evanthya, et la jeune femme avait loyalement rempli sa part.

« Allongez-vous, et dormez. »

Alors que l’homme obéissait, Pronjed se glissa hors de sa cellule, impatient de s’élancer sur le chemin de la liberté et du triomphe de son peuple.

La Couronne des 7 Royaumes [9] L'Alliance Sacrée
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